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Milton - Handel, second poème, Il penseroso

Comme promis la suite de notre traduction, étrennes 2024.
3 janvier 2024, par Dominique

Il penseroso

Si vaines ces joyeusetés,
Folle couvée sans un père et son glaive,
Si peu avez-vous appris, qui élève,
Corrigé, l’esprit, vos jouets jetés ;
Logée dans un cerveau oiseux,
La fantaisie s’adore tape-à-l’œil,
Elle se désire dense et sans nombre,
Se veut poussière aux rayons du soleil,
Comme dans un rêve ces ombres
Qui font à Morphée cortège gazeux.
Salut à toi, Mélancolie divine,
Sainte, sage, salut à toi plutôt.
Ton visage divin rayonne trop
Pour une faible vue humaine
Qui ne voit là que minerai
Noir et froid, sagesse sans intérêt.
D’un noir, certes, très estimé,
Ainsi la sœur de Memnon semblait l’être,
Ou cette reine d’Éthiopie peut-être
Qui voulait qu’on louangeât sa beauté
Plus que celle des Nymphes de la mer,
Les offensant de ce désir amer.
Déesse, tu descends, toi, de plus haut.
Oui, toi, Vesta la blonde si lointaine,
Tu es née de Saturne, dieu d’Athènes.
Sa fille donc (à l’époque, là-haut,
Un tel couple ne faisait pas souillure)
Il la croisait dans les bois sans luxure
À l’abri de secrets bosquets
Au pied de l’Ida, pas encore inquiet
De Zeus, dont on sait en ce temps l’absence.
Viens, Nonne pensive, dévote et pure,
Modeste, inébranlable et mûre,
Qu’un tissu très opaque vêt,
Suivi d’un voile au fin duvet,
Et couvre ta décente épaule,
Sable de Chypre, une étole.
Viens, mais comme tu le fais d’habitude,
D’un pas égal, en songeuse attitude ;
Tes regards commerçant avec les cieux,
L’âme ravie reposée dans tes yeux
Comme une sainte passion retenue,
Qu’ils soient de marbre, absence maintenue,
Et comme un fil à plomb jeté
Fixe-les sur terre avec fermeté.
Se joigne à toi la paix calme et tranquille,
Jeûne épargné – régime difficile –,
Que les Muses dansent en rond
Quand au temple elles chanteront.
Ajoute en ces lieux de loisirs
Qui dans les jardins soignés prend plaisir,
Mais avant tout, vienne avec toi d’abord
Qui se lève d’un envol d’or,
Guidant le trône aux roues ardentes,
L’ange de contemplation exaltante
Que suit un silence muet,
À moins que le chant inquiet
De Philomèle ne s’élève,
Plus doux et plus triste qu’un rêve,
Déplissant le front rugueux de la nuit,
Tandis que Cynthia saisit le joug, puis
Lie son dragon au chêne habituel,
L’oiseau fait fuir le bruit continuel ;
Toi, musical et si mélancolique !
Des bois, ténor de bout en bout,
Donne-moi ton chant iconique,
Car, sans toi, je vais à l’insu de tout
Sur un gazon rasé de près ;
Cherchant à voir la lune évanescente
Voguant là-haut, je me la représente
Perdue, égarée à peu près,
Parmi les vastes parcours de l’espace,
S’inclinant sous la laine d’un nuage,
Je crois la voir baisser la tête.
Souvent, au sommet d’un relief,
J’entends au loin le couvre-feu,
Sur une vaste étendue d’eau,
Le son gronde résonnant sur les flots ;
Si la plage est inaccessible,
Se peut quelque lieu plus loin moins terrible,
Où la braise brille d’un rougeoiement
Propre à contrefaire l’obscure,
Loin de tout divertissement,
À part un criquet dans quelque embrasure
Où l’homme à la cloche et son charme,
Aux portes de la nuit qu’il gendarme.
Ou ma lampe laissée à voir
À minuit auprès de quelque manoir,
D’où je pourrais observer l’Ourse
Avec Hermès trois fois grand, ou la course
Spirituelle de Platon, ce nœud,
Le démêler et dévoiler ces lieux
Que peuple l’immortel esprit
Renonçant au sol où les corps sont pris ;
Et ces démons trouvés au feu, sous terre,
Dans l’air ou les flots, solitaires,
À qui la planète accorde puissance,
De l’agréer, et l’élément présence.
Que parfois la tragédie magnifique
Vienne, sceptre et linceul, balayant tout,
Décrivant Thèbes et de Pélops l’atout,
Narrant de Troye l’histoire mirifique,
Ou plus tard (mais rare) ce qui
Ennoblit la scène tragique.
Mais que ton pouvoir, Ô Vierge mythique,
Puisse relever Musée de son lit,
Fasse que de l’âme d’Orphée débordent
Notes comme si filées sur les cordes,
Tirant des larmes d’un Pluton pâli,
L’amour recherché offert par pitié.
Ou rappelle qui n’a dit qu’à moitié
L’histoire de Cambuscan l’audacieux,
De Cambalo, Algarsife, ses fieux,
De qui eut Canacë pour femme,
Tenante de l’anneau sésame
Et des chevaux miraculeux
Que montait le roi tartare orgueilleux ;
Et s’il en était d’autres, de grands bardes,
Sage et solennelle avant-garde
À chanter trophées et combats,
Forêts à sortilèges bas,
Chants qui disent plus que n’entend l’oreille.
La nuit me voit donc sous ta pâle veille
Quand le matin relance sa carrière
Sans l’apparat qu’il déploie d’ordinaire,
En compagnie, non du chasseur,
Mais d’un nuage aimable et foulardeur,
Tandis que les vents se secouent,
Roulent et sifflent et se dénouent ;
Me voit trempé sous une averse
Quand la bourrasque m’est adverse,
Venue finir sur les rameaux
Où ses gouttes se font émaux.
Quand le soleil enfin s’élance,
Faisceau brûlant, amène-moi, Déesse,
Promener sous les arches de bosquets
Ombreux où l’amour tient banquet,
Grands pins et chênes gigantesques,
Où la hache, au coup rude, sans conteste,
Se tait de ne vouloir intimider
Les Nymphes, poussées à quitter
Ce havre qui leur est sacré.
Là, au clos abri d’un ru secret
Qu’un œil bourgeois ne saurait voir,
Protège-moi des éclats au miroir,
Où vont l’abeille et le voleur de miel,
Tout à leur chant, hymne au travail floral,
Où les eaux coulent, beau murmure
Que leurs concerts en ces ramures,
Captivant rosée et sommeil ;
Qu’un rêve étrange au réveil
Repose doucement sur mes paupières
Où dessiner en quelque manière
De son aile agitée en l’air,
Portrait ou figure de chair.
Qu’une douce musique se diffuse
Autour de moi, venue des muses
Ou d’un invisible démon
Offrant aux hommes ce que nous aimons.
Permets-moi de ne pas faillir
De marcher dans ces cloîtres vieillis,
D’apprécier ces hauteurs voûtées,
Pilastres antiques ajoutées,
Vitraux historiés richement,
Leur font une lumière doucement
Religieuse. Que l’orgue retentisse
Et que la chorale applaudisse,
Grand-Messe et psaumes chantés clair,
Avec douceur, et telle, que ces airs
Me conduisent et me plongent dans l’extase,
Que le ciel dans mes yeux s’embrase.
Qu’enfin mon âge fatigué
Trouve l’ermitage apaisé,
Cellule moussue et robe de bure,
Où je pourrai m’asseoir, écrire
Sur chaque étoile inscrite au ciel,
Chaque plante qui prend rosée pour miel,
Tant que l’expérience atteigne
Quelque penser où la prophétie règne.
Ces doux plaisirs, Mélancolie les offre.
De vivre avec toi, moi, je m’offre.

L’image, Venus und Amor als Honigdieb, est une peinture de Lucas Cranach le vieux ou de son atelier, vers 1530, elle illustre un vers qui m’a donné un peu de mal, avec un "honied thie" pour le moins curieux. J’en ai fait ce que j’ai pu, comme pour l’ensemble. Milton est ici plus tendu que dans le premier des poèmes, mélancolie oblige, mais il s’appuie tant sur la rime, le plus souvent monosyllabique, très anglaise en somme, que je trouve bien des ronds de chapeaux baveux sous mon bureau.


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