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Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
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Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !
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Étrennes

John Milton et Handel, une traduction
29 décembre 2023, par Dominique

Les deux poèmes traduits de l’anglais qui suivront sont écrits entre la fin du séjour de leur auteur, John Milton (1608-1674) à Cambridge en 1632, et leur publication en 1645. Repris un siècle plus tard par James Harris et Charles Jennens, recoupés et redisposés par Handel en janvier 1740, ils sont chantés à Londres en février de la même année, sous le titre L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato. Il Moderato a été écrit par Jennens (avec sans doute la participation de Harris). On trouve aisément une interprétation enjouée de cette œuvre, le concert de clôture de la 20e édition de l’Académie de musique ancienne de Bruneck à Tolbach, dans le Tyrol italien. Voici donc pour l’amateur de notre site, pour étrennes :

L’Allegro

Laissons donc l’abhorrée mélancolie
De Cerbère et du plus noir des minuits qui soient,
Perdus dans une grotte de Stygie
Parmi des formes horribles, des cris et des vues impies.
Qu’ils se trouvent quelque recoin grossier,
Où couve l’obscurité, ailes jalouses étendues,
Où chante le corbeau de nuit ;
Là, à l’ombre d’Ébène, des rocs au front bas,
Aussi broussailleux que ses boucles,
À cet obscur désert de Cimmérie,
Qu’ils s’y tiennent, pour toujours.
Mais toi, viens ! Déesse gracieuse et gaie,
Dite au ciel Euphrosyne,
Entre hommes, la consolante Enjouée,
Qu’avec amour Vénus aura porté,
Et deux Grâces, ses deux sœurs,
Pour Bacchus, le dieu couronné de lierre.
Ou si (comme l’ont dit certains chanteurs)
Le fol vent qui respire le printemps,
Zéphyr, s’amusant avec Aurora,
Une fois croisée en mai,
Là, sur des lits de violettes bleues,
De roses fraîches, lavées de rosée,
S’il l’a comblée de toi, fille gracieuse,
Si dodue, joyeuse, si débonnaire.
Hâte-toi, Nymphe, et transporte avec toi
Joyeusetés et juvénile joie ;
Farces, craques, libres astuces ;
Prises de becs et clins-d’yeux ; et tendres sourires
Comme on les voit aux joues d’Hébé
Lovés entre douces fossettes ;
Jeux dont rides raisonnables se moquent,
Mais que rire soutient d’un bloc.
Viens, saute et trotte
Du bout de ton pied de fée ;
De ta main droite, conduis la Nymphe
Montagnarde, Liberté ;
Si je te rends l’honneur qui t’est dû,
Enjouée, je te prie d’être de l’équipage,
Que je vive avec elle, que je vive avec toi,
De plaisirs irréprochables et libres ;
Entendre l’alouette prendre son envol,
Son chant qui surprend la nuit terne
Depuis sa tour dans les cieux
Tant que l’aube pommelée ne se lève ;
Venir en dépit du chagrin
À mon balcon saluer le matin
Dessus l’ajonc, la vigne et la bruyère ;
Le coq, lui, d’un vif vacarme,
Disperse un dernier trait d’obscurité,
Puis, tourné vers le fumier ou la grange,
Pavane, suffisant, au-devant de ses dames.
On entend souvent combien meutes et troupeaux
Jouissent à sortir du sommeil au réveil,
Depuis le front d’une colline grise,
Passant une futaie, l’écho le vérifie.
Marcher comme je fais, souvent, à découvert
Le long d’une haie d’ormes têtards, dans un pré,
Vers l’est, où le Soleil affirme son état,
Paré de flammes, de rayons ambrés,
Les nuages pommelés de mille livrées,
Tout proche, un laboureur sifflote,
Il arpente sillons et champs,
La laitière chante gaiement,
Le faucheur aiguise sa lame,
Le berger raconte une histoire
Sous l’aubépine, plus bas, au vallon.
Clair, mon œil a trouvé de tout nouveaux plaisirs
Dès que le paysage a grandi sa mesure,
Pelouses roussies et grises jachères,
Des troupeaux les paissent, errant ;
Montagnes stériles où les nuages
Travailleurs se reposent souvent ;
Bordures de prés tachetés de pâques,
Ruisseaux légers, larges rivières.
L’on y verra tours et créneaux
Nichés haut parmi des arbres touffus,
Là vit, qui sait, quelque beauté
Qui émerveille ses voisins.
Plus près, fume une cheminée
Entre deux chênes centenaires,
Où retrouver Corydon et Thyrsis
Attablés pour un savoureux dîner,
Légumes et autres plats de campagne
Que Phyllis aux mains candides prépare ;
En hâte, la voici qui laisse la chaumière
Pour lier, avec Thestylis, les gerbes ;
Ou, si la saison précédente les conduit,
Pour la meule de foin à tanner dans le pré.
Parfois, avec un plaisir sûr,
Dans les hauteurs du pays, l’on convie
—  Résonnent là autour des cloches très allègres
Et la joviale chanson des rebecs —
Bien des jeunes gens, bien des jeunes filles
À danser au damier de l’ombre ;
Jeunes et vieux viennent là s’amuser
Tout au long de ce jour de fête ensoleillée
Jusques à la tardive tombée de la nuit ;
La bière ambrée coule à flots,
Les histoires narrent plus d’un exploit,
Comment Mab, la Reine des fées,
A mangé les jonchées, pincée poussée, dit-elle,
Et lui, qu’un moine conduisait à la lanterne,
Conte comme il suait le lutin de service
Pour gagner sa part, un grand bol de crème,
Comment, une nuit, avant le lever du jour,
Son fléau d’ombre avait battu le grain,
Dix laboureurs n’en auraient vu la fin ;
Qu’alors il se couche, le gros gaillard démon,
S’étale de tout son long sur la cheminée,
Y délasse auprès du feu ses forces poilues,
Que son butin, il le balance au loin
Avant que ne chante le premier coq.
Ainsi font les contes qui se traînent au lit,
Le soupir des vents les bercent, bientôt ils dorment ;
Les tours de nos villes dès lors nous plaisent,
Et la rumeur travailleuse des hommes,
Où se pressent chevaliers et barons
Aux beaux triomphes sur pelouses pacifiques,
Vus d’yeux brillants, rangées de dames
D’où pleut l’influence et tombera le verdict
De l’esprit ou des armes, ces deux combattants
Pour leur grâce, que tous louent.
C’est là que souvent apparaît Hymen
En robe safran, chandelle à la main,
Et le faste, la fête, l’allégresse,
Masques, cérémonies antiques,
De ces vues rêvées de jeunes poètes
Les soirs d’été sur une rive hantée.
Allons donc aux planches bien fréquentées,
Si portées les chausses de Comédie,
Comme a pu l’indiquer Jonson,
Ou si le plus doux fils de Fantaisie,
Shakespeare, y siffle de son pipeau suave.
Et plutôt que de soins alimentaires,
Couvre-moi de musiques lydiennes,
Mariées à des vers immortels,
De sorte que, de l’âme remuée, s’élancent
Notes animées, qu’elles courent, sinueuses,
Douceurs longuement augmentées
D’une attention sans mesure, d’astuces
Étourdissantes, que la voix, fondue
Dans ces labyrinthes, défasse
Toutes les chaînes qui retiennent
L’âme trop cachée d’Harmonie ;
Qu’Orphée même puisse sortir
D’une torpeur dorée allongé sur un lit
Damassé de fleurs, entendus
Des airs tels qu’ils auraient conquis
Pluton, pour avoir libéré
Son Eurydice à demi retrouvée.
Si tu peux m’offrir ces délices,
Enjouée, je me promets de vivre avec toi.

À suivre, Il Penseroso, du même auteur, de même traduit, à la Chandeleur ?